Kamma & renaissance

Deux des sujets les plus ardemment débattus parmi les penseurs indiens à l’époque du Bouddha, sont le kamma et la renaissance. Les gens ont-ils la liberté de choix dans leurs actions ? Leurs actions influencent-elles vraiment leur expérience du plaisir et de la douleur ? Renaissent-ils après la mort ? Si oui, où ? Leurs actions dans cette vie ont elles une quelconque influence sur le lieu de leur renaissance ?

Les deux premiers savoirs que le Bouddha gagna la nuit de son éveil (concernant ses propres renaissances et celles des autres), répondirent à ces questions. Associées aux visions pénétrantes qu’il acquit de son troisième savoir – la cessation des fermentations mentales – ces réponses le menèrent à enseigner le kamma et la renaissance d’une manière jamais enseignée auparavant.

Le kamma : L’essence de l’action est l’intention qui la motive. Les intentions peuvent être malhabiles et mener à la douleur, ou habiles et mener au plaisir. Le Bouddha découvrit que celles qui sont malhabiles prennent racine dans l’avidité, l’aversion et l’illusion; alors que celles qui sont habiles proviennent des états d’esprit libres d’avidité, d’aversion et d’illusion. Par ailleurs, une intention, même si elle est bonne, peut mener à la douleur si elle est inspirée par l’illusion et doit donc en être dépourvue pour être vraiment habile. En d’autres termes, toutes les bonnes intentions ne sont pas habiles, mais toutes intentions habiles sont bonnes.

Les effets des actions peuvent être expérimentés à la fois dans le présent immédiat et dans le futur. On peut donc en déduire que l’expérience du présent est composée de trois éléments : (1) les résultats des intentions passées ayant un effet sur le long terme, (2) les intentions présentes, et (3) leurs résultats immédiats. Les intentions du passé fournissent le matériau brut à partir duquel les intentions présentes façonnent votre expérience du moment présent.

Comme vous agissez en permanence guidé par vos intentions, et que beaucoup de différentes actions du passé peuvent fournir du matériau brut pour chaque moment présent, les mécanismes du kamma sont assez compliqués. L’image utilisée par le Bouddha est celle d’un champ avec beaucoup de graines. Certaines graines sont mûres et prêtes à germer si on leur donne un peu d’eau; certaines ne germeront que plus tard quelle que soit la quantité d’eau apportée; et certaines vont être obstruées par d’autres graines et mourir sans germer. Les intentions présentes fournissent l’eau permettant aux graines, bonnes ou mauvaises, de germer.

De cette manière, le kamma passé établit certaines limites à ce que vous pouvez expérimenter dans le présent – si la graine pour un type particulier d’expérience n’est pas prête, aucune quantité d’eau ne la fera germer. Vous avez cependant la possibilité de choisir librement quelles sont les graines à arroser dans le moment présent. Cela veut dire qu’il n’est pas entièrement façonné par les actions passées. Si vous n’aviez pas une certaine liberté de choix pour influer sur le présent, l’idée même d’une voie de pratique n’aurait aucun sens, car vous ne seriez pas libre de décider de la suivre ou non.

En fait, les choix que vous faites dans le présent déterminent si vous allez souffrir des graines provenant du kamma passé. S’ils sont malhabiles, ils peuvent vous amener à souffrir des résultats de bonnes graines du passé. À l’inverse, des choix habiles dans le présent peuvent vous protéger de la souffrance résultant de mauvaises graines.

La renaissance : Le Bouddha, quand il parlait au sujet de la renaissance, avait tendance à la décrire comme une forme de devenir (bhava). Il a choisi ce terme, qui désigne l’acte d’endosser une identité dans un monde d’expérience particulier, apparemment pour décrire le devenir comme un processus. Celui-ci intervient à la fois à grande échelle, quand la conscience va dans un nouveau monde et une nouvelle identité à la mort du corps (la renaissance), et à petite échelle, quand un monde-pensée apparaît dans l’esprit, centré sur un désir particulier, et que vous habitez ce monde dans votre imagination.

Les devenirs à petite échelle alimentent le processus sur les deux échelles. Ils sortent de votre imagination et prennent forme dans le monde quand vous vous attachez à un désir au point d’agir. Imaginons que vous désirez une crème glacée au chocolat. Votre monde est alors défini par ce désir : il consiste en tout ce qui vous aide à obtenir la crème glacée, ou vous en empêche. A ce moment, quoi que ce soit sans rapport avec ce désir passe à l’arrière-plan de votre monde.

Quant à l’identité que vous y endossez, celle-ci a deux facettes : le « vous » qui va prendre plaisir à consommer la crème glacée : c’est votre soi en tant que consommateur; et le « vous » qui a la capacité, ou non, d’obtenir la crème glacée : votre soi en tant que producteur.

Quand vous abandonnez le désir pour la crème glacée – vous l’avez obtenue et consommée, ou vous arrêtez d’essayer de l’obtenir, ou encore vous en avez simplement perdu tout intérêt – vous allez généralement vous diriger vers un autre désir, autour duquel vous développez un sens différent du monde et de qui vous êtes : un nouveau devenir.

Si, comme c’est souvent le cas, vous avez plusieurs désirs en concurrence à un moment donné, vous serez amené à expérimenter des mondes intérieurs, ainsi que des conceptions de qui vous êtes, concurrentiels. C’est la raison pour laquelle vous pouvez vous sentir en conflit avec vous-même et incertain de votre place dans le monde. C’est l’une des manières les plus courantes par laquelle le devenir mène à la souffrance.

Ce processus de remplacer un devenir par un autre peut continuer indéfiniment. C’est en fait comme cela que les devenirs à petite échelle se renouvellent sans cesse.

Quand vous agissez sur les désirs qui forment les devenirs à petite échelle, vous façonnez également les devenirs à grande échelle qui interviennent dans cette vie et dans les vies futures. C’est de cette manière que le processus de renaissance, après la mort du corps, est dirigé par ce qui se passe dans l’esprit.

A la différence des penseurs de son époque, le Bouddha ne se focalisait pas sur ce qui renaît, mais sur comment le processus intervient. En effet, les discussions sur ce qui renaît ne mènent nulle part, alors que la capacité de comprendre les étapes de ce processus peut vous aider à le négocier habilement. Vous serez ainsi en mesure de prendre un nouveau devenir sous la forme d’un bon « vous », voire même d’aller complètement au-delà des devenirs.

Le processus du devenir dépend du désir insatiable. En effet, la conscience, qui est également un processus, n’a pas besoin d’un corps pour continuer de fonctionner. Elle peut s’agripper au désir insatiable, qui va l’emmener vers un nouveau devenir. C’est de cette manière que la conscience survit à la mort du corps. Si l’agrippement est relativement habile il mènera à une bonne destination, sinon, à une mauvaise.

Le premier savoir du Bouddha lui montra que le cosmos contient beaucoup de mondes dans lesquels nous pouvons renaître. Ces mondes s’organisent en trois niveaux. Le premier est composé des mondes des sens, comprenant l’enfer d’intenses souffrances, le monde des fantômes, le monde animal, celui des humains et beaucoup de mondes célestes d’intenses plaisirs sensuels. Le second niveau contient des paradis plus élevés dans lesquels les habitants se nourrissent du plaisir plus raffiné de la « forme » pure, comme par exemple la sensation d’habiter un corps raffiné agréable. Le troisième niveau contient des mondes de « sans-forme » encore plus pures, dans lesquels les habitants expérimentent des dimensions telles que l’espace infini, la conscience infinie ou la dimension du néant.

Le bouddha vit aussi que ces niveaux sont impermanents et instables. Les habitants de l’enfer, par exemple, vont finalement le quitter et renaître ailleurs. Cela vaut également pour les habitants des plus hauts paradis, qui vont finir par retomber dans des mondes inférieurs. Ces niveaux sont impermanents car pour y rester, les êtres qui y habitent doivent se nourrir. La nourriture peut être purement physique, ou avoir un aspect plus émotionnel, comme lorsque l’on essaye de trouver de la satisfaction dans des plaisirs, la richesse, le pouvoir, le statut ou les relations. Cependant, quel que soit le type de nourriture, aucune source n’est éternelle.

De plus, le premier savoir du Bouddha lui montra qu’il n’y a aucune garantie de mouvement ascendant de vie en vie à travers le cosmos. Les êtres s’élèvent et chutent, s’élèvent à nouveau et rechutent, encore et encore. C’est la raison pour laquelle il appela ce processus d’aller de vie en vie le saṁsāra : l’errance.

Son second savoir lui permit de voir que le parcours des êtres, alors qu’ils errent, est dirigé par leurs actions : le kamma passé fournit non seulement le matériau brut pour le moment présent dans cette vie, mais aussi pour votre prochain devenir après la mort. Le kamma habile rend les bonnes destinations possibles, alors que le kamma malhabile ouvre la voie vers les mauvaises. Les êtres des bonnes destinations peuvent cependant devenir tellement captivés par leurs plaisirs qu’ils en deviennent inattentifs et complaisants. Ils oublient souvent de continuer à créer davantage de kamma habile, et peuvent ainsi chuter quand les résultats de leur kamma passé s’épuisent.

La conscience et le désir insatiable peuvent continuer de se nourrir l’un de l’autre indéfiniment. Ainsi, à moins de maîtriser la compétence qui met fin au processus des devenirs répétitifs, celui-ci est perpétuel, et puisqu’il ne fait que s’élever et chuter, encore et encore, il est vain et dénué de sens. Ce processus, qui requière un nourrissement constant, est dirigé par la faim et l’incertitude concernant votre prochaine source de nourriture, ce qui le rend stressant et douloureux, en plus d’être précaire. Par ailleurs, ce besoin constant de se nourrir représente un véritable fardeau pour ceux qui fournissent votre nourriture ou qui revendiquent la même source de nourriture que vous.

Réalisant cela, le Bouddha comprit que le bonheur qu’il cherchait ne pouvait pas être trouvé au sein du cosmos des devenirs, même dans ses plus hauts niveaux. Par ailleurs, le saṁsāra n’ayant aucune signification particulière, le Bouddha vit que le seul moyen de donner du sens à sa vie et de trouver le bonheur, était de chercher comment mettre fin aux devenirs. C’est pourquoi, le soir de son éveil, il tourna son esprit vers le troisième savoir : le moyen de mettre fin aux fermentations mentales qui « jaillissent » de l’esprit et l’inondent de désirs insatiables et de devenirs. Il vit que la solution au problème n’était pas là-bas dehors dans le cosmos, mais ici même à l’intérieur, dans l’esprit.